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mardi 18 septembre 2018

Je deviens elles

Eh oui, j’ai encore lu deux livres de front! Deux livres parus presque en même temps. Je dis livres parce que ce ne sont pas tout à fait des romans ni des essais. Ce sont des écritures, et ça me suffit. Je n’ai pas besoin qu’on me raconte une histoire, Juste me faire réfléchir ou m’émouvoir.

Dans Les villes de papier, Dominique Fortier nous présente Emily Dickinson, une poète américaine qui a vécu au 19e siècle. Petits chapitres, quelques lignes par page : j’adore la mise en page aérée qui laisse le temps de respirer, le temps d’admirer le paysage. Doucement, l’auteure s’invite dans le récit. Après avoir raconté la maison et le jardin d’Emily, après avoir présenté la famille, le besoin de réclusion, elle nous amène au bord de la mer, dans le Maine. Je repère les villes autant du personnage que celles de l’auteure sur Google maps, je cherche des photographies. Mais aucune n’est aussi belle que ses mots.

« Le jardin bruisse des murmures des fleurs. Une violette ne se remet pas d’être si fripée. Une autre se plaint de ce que les grands tournesols lui font de l’ombre. Une troisième lorgne les pétales de sa voisine. Deux pivoines complotent sur la façon d’éloigner les fourmis. Un lys long et pâle a froid aux pieds, la terre est trop humide. Les roses sont les pires, énervées par les abeilles, incommodées par la lumière trop vive, soûlées de leur propre parfum.

Seuls les pissenlits n’ont rien à dire, trop heureux d’être en vie. »

Et c’est comme ça du début à la fin. Pur ravissement. Je me suis laissée bercer comme si j’étais sur une mer calme un soir d’été.

Martine Delvaux aussi s’est insérée entre ses questions et ses réflexions. Avant de lire, j’ai revu Thelma et Louise, le film. J’étais tantôt Louise tantôt Thelma. Dans Thelma, Louise & moi, le livre, j’ai été l’auteure. Pourquoi, en 1991, lors du premier visionnement du film et quinze fois par la suite, pourquoi a-t-elle pleuré à la fin? Toute l’histoire des femmes y passe : nos peurs de filles, nos réactions, nos désirs, nos folies, nos envies, nos amours, nos questions, nos réponses, nos silences, nos choix et nos larmes. Disons que les rêves de l’auteure ne m’ont pas autant touchée que ses peurs et ses amours, mais le fait qu'elle explore son chemin, on se sent l'envie de regarder le nôtre.

Le film nous a marquées, le livre m’a appris pourquoi.

Mutation, métamorphose, me projeter. Je prends la couleur du roman que je lis. Je deviens l’autre. Je change de siècle ou d’année. Je change de pays. Souvent au bord de la mer, en Irlande, en Bretagne, au Maine, sur le bord du grand canyon. Souvent sur le bord d’une fenêtre. Dehors, c’est vert. Je change de vêtements, mais jamais trop chics: un t-shirt, une robe toute simple. En revanche, je garde le même environnement: la campagne, la nature, le grand air. La terre, l’eau, les oiseaux, les arbres. Quelques fleurs, je veux bien.

J’avais quinze ans. Mon père admirait, respectait, m'en parlait, me présentait : Pauline Julien, Pauline Marois, Geneviève Gillot, Claire Martin, Nicole Brossard. Ma mère m’a mis les livres de Simone de Beauvoir dans les mains. Plus tard, je lui ai mis L’Euguélionne dans les siennes. Nous étions quittes.
Je suis un peu d’elles toutes : les fortes, les courageuses, les victimes, les colériques, les amoureuses, les travailleuses, les écrivaines, les professeurs, les artistes. Et à chaque lecture, je me reconnais dans un des personnages, parfois même dans l’auteure. Et sinon, je ne lis pas.

Au fil des pages lues, je deviens le personnage. Je lis Villes de papier et je deviens une Emily Dickinson qui n’a qu’une envie : rester assise dans sa pièce préférée. Sans le blanc, sans le poème, sans le jardin, mais avec les livres comme seuls compagnons. Être là, à écouter les petits cris stridents des écureuils en souhaitant qu’ils ne fassent pas d’autres dégâts dans le moteur de mon automobile ou ne fassent pas leurs nids dans un coffre du VR.

Je lis Thelma, Louise & moi de Martine Delvaux, je me change en cowgirl. Je me vois très bien foncer sur les routes, essayer de comprendre les hommes, aider les femmes à devenir autonomes. Je revois aussi la jeune fille de 19 ans qui avait
« peur d’être suivie. Peur de faire confiance. Peur d’être aimée, peur de ne pas être aimée. Peur d’écrire. Peur d’avoir peur. Peur d’avoir peur d’écrire »
À la limite du transfert, je deviens l’auteure. Comme l’hypocondriaque qui devient le malade dans une émission du Docteur Grey.

Je suis Jo le personnage ou Louisa May Alcoot, l'auteure dans Les quatre filles du docteur March.
Je suis cette enfant solitaire qui aime lire et s’appliquer à bien tracer ses lettres, remplir des cahiers.
Je suis celle qui est parfaitement heureuse avec un livre entre les mains. Et rien d’autre.

Comme Martine Delvaux : 
« Je n’ai aucun désir d’aller écouter parler des femmes que j’ai lues et que j’admire. Je n’ai aucun besoin de les voir dans la réalité. Je n’ai pas le fantasme de les rencontrer. Elles existent à l’intérieur de moi, je vis avec leurs mots, ça me suffit. »
Dans Les villes de Papier, je me vois très bien dans cette femme solitaire qui préfère le silence au bruit des villes.
« […] comme la plupart des gens qui, en vieillissant, se raffermissent dans leurs habitudes et deviennent de plus en plus eux-mêmes, cède-t-elle [Emily Dickinson] à son penchant naturel la solitude, et à son corollaire, le silence. En vérité, cela ne me semble pas si difficile à concevoir — à la rigueur, on a plutôt du mal à comprendre pourquoi plus d’écrivains ne font pas le même choix. »
 Les villes de papier et Thelma, Louise & moi ont éclairé la fin de mon été.
« Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent »
Les villes de papier, Dominique Fortier

Ajout en complément: lire l'Aparté de Dominique Fortier au sujet des Villes de papier >>>