Ce matin-là, départ vers Montréal à 9 heures. Deux heures de route, GPS allumé. Elle conduit L’autre à son rendez-vous à une clinique où un chirurgien orthopédiste devrait l’examiner et, avec un peu de chance, lui dire quand il pourra l’opérer pour un nouveau genou. Peut-être enfin l’aboutissement de plusieurs mois de démarches. Le GPS les mène à bon port, arrivée à 11h30 dans le quartier Côte-des-Neiges. Pour deux anciennes Montréalaises, le choc culturel est grand : la secrétaire-réceptionniste parle anglais, espagnol, italien et français, les clients aussi, le docteur parle suffisamment le français pour que L’autre le comprenne, heureusement. Petite attente d’une heure où Elle et L'autre s'imaginent le Montréal en 2025: tout anglophone. L’autre passe finalement dans la salle du chirurgien. Dix minutes après, L’autre en ressort, remplit quelques paperasses et la secrétaire lui fixera la date de l’intervention. Dix minutes encore et L’autre apprend que ce sera le 23 novembre. Elle et L’autre s’en réjouissent, pourront recommencer à faire des projets de voyage.
De retour sur l’autoroute, L’autre, au régime pour perdre du poids pour que l’opération et la réhabilitation soient plus faciles, décide quand même de se payer un petit Saint-Hubert, à Vaudreuil. Il est 14 heures. Tranquille conversation où il est évidemment question d’opération et d’hôpital.
Puis, soudain, sans avertissement, en prenant une gorgée de café, Elle se sent étourdie. Elle a chaud. Sans trop s’en apercevoir, Elle penche dangereusement vers la banquette comme pour se coucher. L’autre l’appelle par son prénom. Elle se relève, enlève ses lunettes et sa tête se dirige maintenant vers la table. Puis, plus rien pour Elle. L’autre panique un peu, à ce qu’elle lui dira plus tard, se lève, en oublie son genou, demande un verre d’eau froide et le lance dans le cou d’Elle qui revient à elle. Trois serveuses s’affairent autour d’Elle, lui parlent, la tiennent éveillée. Elle oublie tout orgueil, enlève ses partiels, demande un bol, Elle a mal au cœur. Juste à temps, Elle vomit tout son diner, se sent un peu mieux. Une des serveuses lui dit qu’elle doit appeler les ambulanciers, parce qu’Elle a perdu connaissance.
Les ambulanciers arrivent, prennent les choses en main. En moins de deux, Elle est branchée partout, oxygène sur le visage. Quand ils disent les mots clés : « on vous amène à l’hôpital de Valleyfield » , Elle se laisse faire tellement elle flotte. L’autre voit déjà son amie morte, crise cardiaque, que fait-elle? Que doit-elle faire? La serveuse lui dit qu’elle n’a pas besoin de payer, qu’elle peut partir avec son amie. Une fois dans l’ambulance, celui en arrière essaie de prendre un électrocardiogramme d’Elle, mais les suces ne tiennent pas tellement Elle est « trempe à lavette ». Pendant ce temps, celui en avant qui ne doit pas partir tant que la patiente n’est pas stabilisée, programme patiemment le GPS de L’autre pour qu’elle puisse se rendre au Centre hospitalier du Suroit.
En route, Elle va de mieux en mieux, se souvient de presque tout, se rappelle aussi qu’elle a déjà eu ce genre de réaction : deux fois dans un avion, une fois à son travail où elle était restée étendue pendant une heure sur le plancher de la salle de bains et quelques fois quand elle était adolescente le premier jour de ses menstruations. Jamais Elle n’avait su pourquoi.
En cours de route, Elle fait connaissance avec le transport ambulancier et les routes qui, à son avis, ne se sont guère améliorées avec toute la construction. Si Elle n’avait pas déjà tout vomi, ce serait l’occasion idéale. D’ailleurs, son estomac brasse autant que toute l’ambulance.
Arrivée à l’hôpital, petite attente, les gentils ambulanciers restent avec Elle. L’Autre arrive, se trouve un banc (se rappeler qu’avec son genou L’Autre ne peut rester plus de dix minutes debout), se réjouit qu’Elle soit toujours en vie. L’infirmière écrit tout ce que l’ambulancier lui décrit. Changement de civière, départ des ambulanciers remerciés dix fois plutôt qu’une pour leur excellent travail. Elle enlève ses vêtements qui lui collent à la peau, nouvelles électrodes qui collent un peu mieux et attente du docteur.
Un peu moins d’une heure (finalement pas si long) , un jeune (et très beau) docteur arrive, demande à Elle de raconter ce qui lui est arrivé, mais le diagnostic est déjà prêt : malaise vagal.
Les yeux et les oreilles grands ouverts, Elle lui demande de lui répéter et d’expliquer. Le nerf vague. Une émotion, une peur, un stress, un repas ou n’importe quoi peut causer cette perte de conscience, ce sang qui ne circule plus, cette chute de pression, ces nausées, cette sudation.
Tout est revenu à la normale. Elle et l’autre peuvent partir. Arrivée à la maison à 19 heures. Elles étaient parties pour l’opération de L’autre et c’est Elle qui s’est retrouvée à l’hôpital. Elles auront appris au moins deux choses : L’autre sera opérée le 23 novembre et Elle peut mettre un nom sur cette petite faiblesse qu’elle a depuis près de cinquante ans : malaise vagal.
Et que la vie, on ne sait pas à une seconde près ce qu'elle nous réserve.