lundi 20 novembre 2023

Je

Pour échapper au rêve absurde que tu appelleras cauchemar dans quelques minutes, tu te forces à rester éveillée. Tu regardes l’heure: 4 h 44. Contente d’avoir dormi presque sept heures de suite.

Encore dans ton rêve, tu es distraite. Des images te reviennent. La grande table du journal, les feuilles bleues non repro. Avant l’ordinateur. De longues galées. Que font-elles là? Le montage est pourtant parti à l’imprimerie. La gaffe, l’oubli. Tu as oublié d'envoyer deux pages. Le stress. Réveille-toi c'est un rêve. Ce n’est pas vrai. Tu ne travailles plus au journal depuis vingt ans.

Sous les couvertures, tu télécharges La Presse+.
Samedi. Jour des livres. Un plaisir dégusté lentement. Ce samedi il est question du prochain Salon du livre de Montréal. Te revient en mémoire cette année 2011 où tu devais y aller. Inscrite en tant qu'auteure. Des raisons de santé t'y ont fait renoncer.

Tu retiens les titres, les noms : Eric Chacour, Frederic Lenoir, Zachary Richard, Emmanuel Pierrot, Christian Quesnel.
Eric Chacour. Chantal Guy n’en dit que du bien.  Sur le site de la BAnQ, tu lis un extrait. Il faudrait que tu essaies de passer par-dessus le fait que ce n’est pas entièrement québécois ni écrit par une femme, ton dada ces années-ci.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples. [...]Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.
Un livre au tu.
Tu devrais aimer. Tu adores depuis Le temps qui fuit, depuis Les Foley, depuis Lambeaux de Charles juillet.
Et puis, comme encore trop souvent, comme surtout la nuit, ce sentiment qui revient : une certaine tristesse. L’échec.

Eric Chacour a réussi là où tu as échoué : avoir écrit un livre au tu et avoir été choisi quelques jours après avoir envoyé son manuscrit.


Dans ton cas, c’était ton dixième livre, c’était le troisième tome des Têtes rousses (dont la couverture est de ce Christian Quesnel justement cité plus haut, ton presque voisin). Deux personnages : la fille au je et la mère au tu. Comme la maison d’édition où tu avais publié les deux premiers tomes l’avait refusé et qu’elle a fermé, tu as décidé de le publier à compte d’auteur. Cinquante exemplaires que tu as vendus rapidement. Assez critiqué en revanche. « mal écrit », « on ne comprend qu’à la centième page ». Cette histoire du « tu » pour la mère et du « je » pour la fille passait mal. Finalement, tu l’as tout réécrit pour que le livre ressemble aux deux tomes précédents et il traîne encore chez quelques éditeurs.

Vers 6 heures, tu finis par te rendormir sans retomber dans ton rêve.
Au lever, tu penses à écrire un billet sur le sujet. En écrivant la date : novembre 2023, tu vois que ce sera ton 15e billet de l’année 2023. Ton 852e depuis le début... en novembre 2008. Quinze ans, donc.
Et ça ne te fait rien, tu ne sens rien de particulier. Ni la fébrilité d’un anniversaire ni l’accablement du temps qui fuit. Ce sentiment d’échec du troisième tome pas vraiment publié, de ce Salon du livre de Montréal jamais vécu a disparu dans la nuit froide et noire.

Tu regardes par la fenêtre. Tu aperçois un grand pic. La journée sera belle. Non, ne pas vivre dans le passé, ni dans le futur. La journée est déjà belle. Je souris. Au Je.

1 commentaire:

  1. Quel beau billet... Je ressens ton émotion. Oui, la vie est belle et il faut la vivre au moment présent malgré les malgré...

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Les anonymes: svp petite signature