Certains jours, après avoir relu quelques pages, j’ai le goût de lâcher.
Un jour, je trouve que j’y mets trop d’heures pour le peu que ça avance.
Une autre fois, je ne trouve pas de solution à mon histoire qui devient incohérente : pourquoi est-elle partie en Gaspésie? Comment a-t-elle pu arriver là alors que le couple ne possède qu’une auto?
Une autre fois, je trouve que ça ne vaut pas la peine, je ne pense qu’à ça et rien d’autre ne m’intéresse, ce qui n’est pas sain.
Quand il ne reste que le seul entêtement comme raison de le terminer! Et je n’en suis même pas à le terminer, tout juste à l’avancer.
Tant de jours, de mois, d’années pour quelque chose qui se lira en quelques heures, au mieux, quelques jours et qui restera en librairie tout juste trois mois!
Qu’est-ce qui vaut la peine dans ce travail? La fierté? Comment être fière de l’acharnement?
Je sais aussi pourquoi je bloque, pourquoi je résiste. C’est comme si cette histoire ne m’intéressait plus. Je ne la trouve pas si intéressante pour continuer à la conter. Il me vient l’idée de couper là et tout conclure dans un long épilogue ou un chapitre : dix ans plus tard. Qu’on en finisse de ce premier jet.
Je voudrais déjà écrire autre chose ou plutôt, je voudrais finalement que cette histoire soit déjà écrite et que je n’aie plus qu’à la corriger, la peaufiner. Enlever les répétitions, améliorer le vocabulaire, enrichir les dialogues, que les clichés deviennent des idées géniales. Ça, j’aime. Mais écrire l’histoire, pour moi, c’est pénible.
Quand je lis un roman ou que je regarde un film, une fois que j’ai compris, que j’ai « vu » la scène, que je sais ce que pense ou ressent le personnage, je suis prête à passer au chapitre suivant. Pour les romans des autres, je peux passer par-dessus les longueurs, aller voir plus loin. Mais quand j’écris, je ne peux pas. Et c’est à ce moment-là, quand ça ne me tente plus d’écrire cette histoire que je résiste. J’attends que le goût me revienne. Ça peut prendre plusieurs jours.
Et quand ce n’est pas l’histoire qui ne veut pas être écrite c’est la technique qui accroche. Ça ne m’était jamais arrivé. Pourtant je n’en suis pas à mon premier livre. Et comme je n’ai jamais suivi de cours sur le sujet, je ne suis consciente de la possibilité que ça ne survienne que depuis un certain atelier d’écriture, et depuis que d’autres auteurs en parlent dans leurs blogues : le problème du narrateur, le changement du point de vue.
Dans ma trilogie, dès le début, je savais que je n’utiliserais pas le « je ». Le narrateur omniscient me venait tout naturellement… et sans même connaitre le terme. Dans Les Têtes rousses, il y eut bien une rupture quand je suis passée du personnage de Bridget à celui de sa fille Jenny, mais à force de réécriture et d’ajouts de transition, je crois — enfin, j’espère — que le lecteur a réussi à se détacher de l’une pour accepter la génération suivante. Dans Les têtes bouclées, Léopold était le personnage central autour duquel gravitaient d’autres personnages secondaires, mais dont le lecteur pouvait suivre aussi l’histoire, de l’intérieur si je puis dire.
Pour le troisième tome, je savais qu’il serait question de la mère et de la fille, mais si j’ai réussi dans les cent premières pages à alterner entre l’une et l’autre, comme des vies parallèles, voilà, que, bang, au chapitre 17, les deux font un face à face, atterrissent au même endroit en même temps. Le chapitre commence avec la fille et il se termine avec la mère. Un paragraphe une, quelques lignes l’autre. Plus rien ne va.
Et arrive ce qui devait arriver : je bloque. Les deux veulent agir, parler, penser en même temps. Qu’est-ce que je fais? Je reprends tout depuis le début? Je travaille fort pour séparer les voies devenues siamoises et leur inventer des séquences où elles seront seules en scène? Je continue et on verra plus tard? Ne pas régler le problème tout de suite, est-ce l’envenimer?
Je me sens débutante. Incompétente. Et ce n’est pas un devoir de cinq ou six pages que je pourrais jeter et recommencer. Cent soixante-quatorze pages à revoir. Et pas de professeur pour me tenir la main, pour me dire :
— mais non, ce n’est pas si grave, regarde là, tu peux corriger là et là. Pas besoin de tout reprendre, seulement ce chapitre. Et puis tu pourrais faire en sorte que…
— Oui, oui, j’écoute. Faire en sorte que?